• Art, Travail et Consommation / Démarches et Problèmes.

    . Nous pouvons voir cela comme le symptôme de l’avènement du capitalisme et de la production de masse en même temps qu’un milieu favorable à son développement. L’homme est réparti en catégories représentant différents marchés qui déploient, sous forme d’un arsenal médiatique, toute une stratégie de communication visant à leur faire consommer : produits, images, morales, et tout ce que l’individu est capable d’ingérer, de digérer et d’intégrer en lui[2].

                Le système consumériste tend à donner l’illusion de la liberté par l’accumulation de produits possibles, par l’apparente pleine connaissance délivrée par l’information continue. Mais, comme Philippe Dagen le souligne : « Cette liberté est surveillée, sinon factice. Elle ressemble à celle d’animaux dont les enclos seraient assez grands pour qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils passent et repassent par les mêmes sentiers »[3].

                Ma démarche créatrice se doit donc de tendre vers la mise en évidence de cet asservissement global à la nouvelle logique sociale du tout consommable et à cette nouvelle religion des images qui sont « si nombreuses, si puissantes et si constamment présentes à notre horizon immédiat qu’elles finissent justement par constituer une part essentielle de notre réalité, à mi-chemin du visible et du subliminal, comme un simulacre de la nature souvent aussi crédible que le monde réel, et quelquefois beaucoup plus dense, plus coloré, plus convaincant que lui »[4]. La société contemporaine est ce système imposant, en une grande messe de la modernité, les dévotions à la surproduction et à l’hyper-médiatique. Le travail et la consommation sont les nouvelles priorités de notre temps et procèdent du même phénomène d’aliénation sur lequel l’art a pu réfléchir. Mais comment ne pas remarquer que l’art lui-même évolue en ce sens ? L’inculcation de ces préceptes est si implacable et généralisée que la création artistique, plutôt que de réfléchir sur les possibilités d’existence de l’homme dans cette organisation, devient l’image même de cette aliénation.

                L’art a dû évoluer en même temps que l’homme au sein de ces sociétés. Leonard de Vinci avait fixé en son temps l’image canonique de l’homme parfaitement proportionné, témoignant de l’idéal esthétique d’une création divine parfaite. Toute la tradition de l’art fourmille de ces représentations de l’homme pur et beau que l’on doit admirer et aimer. Mais l’introduction de nos sociétés dans une logique industrielle et marchande semble avoir déplacée cette ferveur vers une déconstruction des corps et de l’idée traditionnelle de l’homme. La forme, désormais, est pervertie comme l’homme peut l’être. Il s’agit de ne plus représenter l’homme tel qu’il est mais de le montrer tel qu’il n’est plus.

                Ces images qui nous sont ainsi données à voir témoignent d’une véritable volonté de subversion. Il s’agit bel et bien de renverser les valeurs établies et l’ordre existant en révélant l’homme à lui-même sous son aspect le plus dépréciatif, le plus critiquable et le plus polémique.

                Durant cette courte période de mai 1968, tristement révolue et depuis constamment critiquée par le pouvoir, les affiches et graffitis fleurissaient sur les murs de Paris et du monde entier, délivrant le message d’une révolte générale et d’un autre monde possible. Le langage artistique se faisait le langage de la rue et inversement. Une façon de libérer le potentiel de contestation en le faisant publique.

                Ernest Coeurderoy[5], déjà en 1854, faisait l’éloge de la subversion face à la société de son temps : « Le but de ma vie étant le bonheur, je dois être sans pitié pour cet abîme d’indescriptibles misères qu’on appelle la civilisation, et voir avec joie tournoyer sur lui les plus grands fléaux et les plus redoutables malheurs »[6].

     

                Mais cette intention a cependant une efficacité limitée. Comme le souligne Dagen dans cette question rhétorique, « que valent une idée et une œuvre face aux slogans et aux images répandus par les ‘‘grands médias’’ ? »[7]. Assurément pas grand-chose. L’homme qui s’est habitué au modèle techno-médiatique voit sa vision diminuée en même temps que dévolue à l’œuvre de celui-ci, et la véritable subversion lui devient donc presque inaccessible. Il se pose un autre problème important : celui du lieu de cette contestation. L’œuvre subversive exposée est logiquement prise au piège, elle dénonce l’injustice et l’ordre établi dans le lieu d’ordre parfait qu’est le musée ou dans l’opulence de la collection privée. C’est ainsi qu’ « elle devient aussitôt une marchandise respectable et [que] sa portée révolutionnaire se réduit encore »[8]. Lorsqu’elle parvient à sortir de ce cadre traditionnel, elle tend finalement à se confondre avec la norme en rejoignant le système spectaculaire qui la digère et l’assimile.

                Luc Ferry[9] explique encore que « sous prétexte de choquer ou de subvertir, les œuvres d’art, sinon les artistes, sont devenues modestes » en ce qu’elles « divertissent en suscitant des sentiments d’irritation ou d’acquiescement en vérité si fugitifs qu’ils confinent à l’indifférence »[10]. Cette idée nous laisse supposer une transformation du statut de l’art en même temps que du statut de l’homme dans la société. Si la création artistique peut être subversive sous certaines conditions et refléter ainsi une aspiration de l’homme à se libérer de l’ordre social, on assiste aujourd’hui à un véritable alignement de l’art sur cette logique aliénante en devenant l’image même de la dévotion aux exigences sociales et économiques.

                « L’art est un produit, comme les haricots. On achète de l’art comme on achète du spaghetti »[11]. C’est en ces termes que Marcel Duchamp révèle la soumission de la création artistique à la consommation de masse. Il s’est donc produit une mutation du regard de la société sur l’art en ce qu’il n’est plus communément considéré que comme un loisir. L’artiste lui-même devient donc un travailleur rémunéré pour ses services, il rentre dans un cadre professionnel précis régit par un ensemble de lois. L’Organisation Mondiale du Commerce répartit les activités du genre culturel en deux catégories : le récréatif et le touristique. L’art, officiellement parlant, est donc bien intégré dans cette société en ce qu’il participe à son bon déroulement. Les œuvres du passé sont réunies et adorées dans les nouveaux lieux de pèlerinage que sont les musées, ce sont eux qui « fournissent aujourd’hui à l’industrie touristique plus encore qu’un alibi culturel : un tribut culturel, une légitimation sacrée »[12]. C’est l’occasion de décliner sous toutes les formes possibles une multitude de produits dérivés des œuvres exposées. Quelle création de Warhol n’a pas été reproduite en des millions d’exemplaires d’affiches, cartes postales, tasses à café et autre ? Le consumérisme étend son emprise jusqu’à l’art en en faisant l’activité du producteur d’images publicitaires facilement identifiables et génératrices d’un potentiel profit commercial. Nous pouvons alors imaginer le nombre de personnes dont le travail, aussi mécanique et aliénant que les autres, est de servir cette commercialisation de la création artistique. Il existe même une voiture « Picasso » qui ne tient de lui que le nom vendu à la marque par sa descendance. Celui-ci, subversif et révolutionnaire en son temps, devient un alibi, le rouage d’une stratégie commerciale. La référence artistique et subversive, bien que centrale, ne fera pas du travail des employés de l’entreprise une tâche plus agréable et sensible pour autant. Le produit lui-même n’aura rien d’autre d’artistique que le nom du peintre, c'est-à-dire la représentation, l’image d’une culture sacralisée et inculquée dans le simple objectif de la rentabilité. La création artistique devient un objet proposé à la consommation afin de se conformer aux dogmes modernes du travail et de la consommation et ainsi de continuer à être visible. C’est ainsi qu’apparaît le « marché de
    l’art », fixant sur toute manifestation artistique une valeur, mise en abîme soulignant ce rapport de producteur-produit entre l’artiste et son œuvre.

                Si elle entend réfléchir sur le rapport de l’homme à la société contemporaine, la création artistique doit donc, pour être visible, pour que sa réflexion soit communiquée et qu’elle soit lisible de tous, faire sien l’appareil médiatique. Or celui-ci a vite fait de conditionner l’artiste et son propos et de faire de lui une bribe de spectacle se noyant dans la cadence de l’information continue. La réflexion de l’art ne se manifeste donc plus que par l’instantané et l’éphémère des modes sans cesse renouvelées : « ‘‘être connu’’, visible, célèbre, présents sur le plus grand nombre de médias possible, crever l’Audimat au risque de devenir ‘‘people’’, être identifiable plutôt que mémorable »[13]. C’est aussi en ce sens que l’intention critique disparaît au profit de l’accroche médiatique.

                C’est que l’individu ou l’artiste, évoluant dans l’omniprésence des médias, « suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe »[14]. C’est pour Debord le signe d’une réussite totale de la domination du spectacle. Comme pour exaucer la volonté des artistes de la Renaissance d’une représentation réelle, la création artistique, se proposant de réfléchir su l’évolution de l’homme dans ces sociétés basées sur le travail et la consommation de tous, en cherchant à se rendre visible et publique, devient l’image même de l’aliénation généralisée ; elle devient une part du système qui s’applique, comme pour toute chose, à en tirer un certain profit, qu’il soit commercial ou qu’il s’agisse simplement de donner l’illusion d’une bonne conscience. Cette réflexion se vide alors d’une bonne part de son essence critique et peine à rendre son propos effectif.

    FV.



    [1] GUY DEBORD, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, coll. Folio, p. 19.

    [2] Et souvenons-nous de la phrase de Dostoïevski (p. 1), l’homme s’habitue à tout. Nietzsche  nous dit, lui aussi, que « [L’homme] s’entend à digérer bien des choses, et même presque tout » (Aurore, Paris, Gallimard, 1980, coll. Folio Essais, p. 134).

    [3] PHILIPPE DAGEN, L’art impossible, Paris, Grasset, 2002, p. 26.

    [4] PIERRE-MARC DE BIASI, Lexique de l’actuelvolume 1, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 219.

    [5] Auteur très engagé, ce précurseur de l’anarchisme français est né en 1825 dans l’Yonne.

    [6] ERNEST CŒURDEROY, Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques, 1854, cité par NOËL GODIN en introduction de son Anthologie de la subversion carabinée, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008.

    [7] P. DAGEN, L’art impossible, Paris, Grasset, 2002, p. 15.

    [8] . DAGEN, L’art impossible, Paris, Grasset, 2002, p. 204

    [9] Philosophe et ancien professeur de philosophie, Luc Ferry a été ministre de la Jeunesse et ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche de 2002 à 2004.

    [10] LUC FERRY, Le sens du beau, Paris, Le Livre de Poche, coll. biblio essais, p. 199.

    [11] MARCEL DUCHAMP, Conversations avec Georges Charbonnier, 1960, cité par P. DAGEN dans L’art impossible, p. 20.

    [12] MICHEL THEVOZ, Art et société, texte présent dans l’ouvrage collectif dirigé par CHRISTIAN DELACAMPAGNE et ROBERT MAGGIORI, Philosopher – les interrogations contemporaines, Paris, Fayard, 1980, p. 430.

    [13] P.M DE BIASI, Lexique de l’actuelvolume 1, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 75.

    [14] G. DEBORD, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, coll. Folio, p. 49.


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